Sébastien Le Pajolec et Bertrand Tillier : En conclusion d’Imageries, vous plaidez pour que se développe l’étude de ce que vous appelez « l’imaginaire littéraire du XIXe siècle [1] ». Que signifie pour vous un imaginaire ?
2Philippe Hamon : Je sais quel sens je veux ne pas donner à ce mot : l’acception psychologique de l’imaginaire, de l’imagination, qui a été tellement ressassée que je ne sais plus très bien ce que c’est que l’imaginaire. On dispose de livres de philosophes, comme celui de Sartre [2] , ou d’ouvrages de psychologues. Mais en tant que « littéraire », j’ai envie de reprendre ce terme dans un sens plus littéral : l’ensemble des interférences, des systèmes d’images, à un moment donné dans une société donnée et dans la tête d’une personnalité donnée produisant une œuvre d’art.
3S. L. P. et B. T. : À vous lire, on comprend que ce terme d’imaginaire aurait été galvaudé.
4P. H. : Oui, par les littéraires. Je parle toujours en tant que littéraire, car je ne suis ni historien d’art ni historien, même si je m’intègre dans l’histoire culturelle au sens large, telle qu’on la définit actuellement. Pour les littéraires, il y avait derrière l’imaginaire toute une tradition psychologisante : l’imagination comme reine des facultés, l’inspiration… Si bien qu’en se référant à l’imaginaire, on ne savait plus trop si on parlait de mémoire, d’imagination ou même de fiction. C’est donc un mot dont je ne me sers pas, car je ne sais pas comment m’en servir ; il ne me satisfait pas. J’avais envie de le reprendre dans un sens « littéraire » et sémiotique (au sens large), en associant trois directions : d’abord, je m’inscris dans l’histoire culturelle (la prise en compte de l’interférence et de la pluralité des discours) ; ensuite, je m’intéresse à des textes, des objets sémiotiques particuliers avec des cahiers des charges spécifiques, des genres spécifiques ; enfin, j’étudie la dimension génétique de ces textes – en quoi on peut traquer l’imagination ou l’imaginaire d’un écrivain à l’œuvre dans ses ratures, ses brouillons, ses dossiers préparatoires, ses prises de notes préalables, etc. Sur ce dernier point, si je m’intéresse à l’image, c’est pour voir en quoi une image rhétorique (comme une métaphore) ou une image réelle (par exemple, une gravure de Breughel pour Le Ventre de Paris de Zola) intervient au stade de la création, pour générer du texte.
5S. L. P. et B. T. : Vous affirmez clairement dans votre livre que la notion d’image a été dévaluée par un demi-siècle d’usages vagues, laxistes… Dans quel contexte académique, voire dans quelles circonstances personnelles, le littéraire que vous êtes a-t-il commencé à s’intéresser aux images ?
6P. H. : Peut-être en tant que dix-neuvièmiste, comme quelqu’un qui, dans son siècle, voit apparaître de nouvelles techniques, telle la photographie. Cette apparition bouleverse les relations de la littérature à l’image, on n’est plus dans la grande confrontation (comme chez Coypel ou Diderot) de la seule peinture avec la seule littérature. Cette dernière se trouve désormais en face d’une multiplicité d’images nouvelles, donc il faut bien qu’elle réagisse, consciemment ou inconsciemment. C’est donc en tant que dix-neuvièmiste, travaillant sur une période d’inflation de l’image, avec de nouvelles techniques qui apparaissent, mais aussi de nouveaux supports (la presse, le livre illustré…), de nouveaux genres (la bande dessinée…) et peut-être même de nouveaux organes physiques – je pense ici à tout ce que Balzac dit sur l’œil du Parisien, « nouvel organe » sollicité par de nouveaux types de spectacles ou une nouvelle ville transformée en spectacle –, que j’ai commencé à voir de l’image partout, comme les gens du XIXe siècle, mais aussi de l’image inscrite puisque si vous ouvrez un roman de Flaubert au hasard, vous trouverez en une seule page une douzaine de références à des images : si c’est une scène de rue, il y aura des affiches, des enseignes, des statues, des vitrines à voir, des objets exposés ; si c’est une scène de boudoir, des tableaux accrochés au mur, des images dans le tapis et des broderies sur les fauteuils ; si c’est une scène de paysage naturel, des reflets, etc.
7S. L. P. et B. T. : Il y a l’image et ses effets – ce qui est imageant ?
8P. H. : Bien sûr, que l’on soit historien d’art, philosophe, historien ou littéraire, on est tous pris dans un triangle. D’abord, l’image mentale : qu’est-ce qu’on a dans la tête quand on regarde un tableau, quand on lit un texte ? Sartre parle de « conscience imageante ». Ensuite, l’image à lire : métaphore, comparaison, hypotypose, figures qui mettent le texte en position de simultanéité de lecture et non plus de linéarité. Enfin, l’image réelle : l’image à voir. Le mystère, c’est l’interférence, la hiérarchie, l’influence réciproque de ces trois sortes d’images.
9S. L. P. et B. T. : Ce serait au XIXe siècle que cette connexion aurait lieu pour la première fois ?
10P. H. : Le XIXe siècle n’a évidemment pas inventé ces trois sortes d’images, mais c’est au XIXe siècle que l’apparition de nouvelles techniques, de nouveaux supports et de nouvelles configurations historiques va provoquer une inflation de cette interférence et donc de nouvelles problématiques et de nouvelles questions. Ce qui m’intéresse, si je suis un petit peu historien, c’est d’étudier certains moments où ces trois types d’image entrent en crise, chacune étant transformée par la modification des deux autres.
11S. L. P. et B. T. : L’un des apports majeurs de vos travaux, c’est la distinction à laquelle vous invitez, entre image et illustration, pour un XIXe siècle où l’on a craint que l’illustration tue le livre et la littérature ?
12P. H. : Cette crise apparaît très clairement à la lecture de la presse. On connaît une diatribe d’Eugène Pelletan [3] disant que la civilisation est en décadence parce que le livre illustré se répand et qu’il est destiné aux femmes qui lisent distraitement. C’est la mort du livre et de la littérature. On voit donc bien qu’il y a des crises opposant les iconophiles aux iconophobes. Auparavant la traditionnelle bataille d’images (le « ceci tuera cela » de Victor Hugo [4] ) se faisait dans un système de collaboration, de concurrence ou de complémentarité, mais cela ne se produisait pas nécessairement sous forme de crises. Or, au XIXe siècle, je crois que la relation du texte littéraire à l’image industrielle, aux nouvelles imageries, est pensée sous forme de crise et que cela a des répercussions dans les textes. J’ai essayé de montrer justement qu’une comparaison chez Flaubert n’a rien à voir avec une comparaison dans un texte publié cent ans plus tôt, alors que structurellement la comparaison fonctionne sur le même système (A est comme B), de Homère à Robbe-Grillet. Mais, on voit bien apparaître chez Flaubert un nouveau type d’images, de comparaisons, comme chez Baudelaire apparaissent les fameuses « images américaines [5] » : « Ta gorge triomphante est une belle armoire [6] », où le comparant est pris pour saboter le comparé. Je consacre un chapitre à ces images rhétoriques, propres au XIXe siècle, qui témoignent soit par le sabotage, soit par « l’image américaine », soit par des techniques proprement stylistiques de « défiguration », de cette crise de l’image rhétorique.
13S. L. P. et B. T. : Parce qu’il y a une ambiguïté de l’image, vous montrez qu’elle puise à l’emblème, au symbole, au mythe, qui sont des versants positifs de l’image, et en même temps elle est souvent aussi très proche du cliché, du stéréotype, de la caricature, donc de quelque chose d’un peu usant.
14P. H. : Est-ce qu’il faut tenir compte de toute cette famille d’images pour penser tel ou tel type d’images, dont on est spécialiste ? Est-ce qu’on peut faire abstraction des autres membres de la famille ou au contraire est-ce qu’il ne faut pas essayer de voir justement les interférences, les mises en crise de l’une par l’autre ?
15S. L. P. et B. T. : Dans cette mise en crise, il y a aussi le fait que cette nouvelle imagerie se développe de manière d’autant plus spectaculaire au XIXe siècle que l’art perd de son unicité, de son aura esthétique – ce que vous appelez la peur de « l’image plate ».
16P. H. : Sur la question de la perte d’aura de l’art, on suit tous Walter Benjamin. Il est certain que si l’image se multiplie, elle perd de sa valeur, aussi bien économique qu’esthétique. Est-ce que la solution, c’est de proclamer la décadence, comme le font certains, ou est-ce, du moins celle que propose l’avant-garde littéraire (Baudelaire, Flaubert, Rimbaud, Mallarmé…), de reprendre à l’image industrielle un certain nombre de techniques, procédés, structures ou pratiques pour revigorer, rénover la littérature ? Rimbaud revendique explicitement la platitude. Par rapport à l’image classique, centrée, cadrée, on voit apparaître l’image décadrée : sur une page de journal, peuvent coexister une réclame de corset, la reproduction d’un tableau de Raphaël ou une caricature de Cham. Les notions qui jusqu’alors, dans toutes les esthétiques de la peinture ou de la littérature, étaient négatives, comme celle de l’hétéroclite, du mélange, de la vitesse (de lecture), du feuilletage, de la platitude, vont être récupérées par l’avant-garde pour devenir des esthétiques positives. On va fabriquer des textes hétéroclites, fragmentés, des textes « à lire dans tous les sens » (selon une formule de Rimbaud). Lire des textes dans tous les sens c’est un peu comme balayer de l’œil une image. Ou bien cela est vécu sous la forme de la crise, ou bien dans le cas de l’avant-garde, on récupère les valeurs qu’introduit l’image industrielle, qui étaient jusqu’alors des valeurs réputées négatives – la fragmentation, l’hétéroclite, la dysharmonie… –, pour fonder un nouveau type de littérature moderne. Il convient alors de voir comment un moment historique récupère les valeurs négatives des esthétiques précédentes, pour vivre une crise de laquelle surgit quelque chose de neuf.
17S. L. P. et B. T. : Ce double mouvement de rejet des nouvelles imageries d’une part, et de réappropriation des images industrielles par l’avant-garde littéraire, d’autre part, le voyez-vous comme un phénomène concomitant ou soumis à des évolutions chronologiques ?
18P. H. : Je pense que tout cela reste largement concomitant ; il ne faudrait pas voir un « âge classique » auquel succèderait brusquement, à une date donnée, un « âge moderne ». Il n’y a pas d’évolution linéaire, les différents discours et systèmes coexistent, mais ils se déplacent souvent : par exemple, les grandes formes romanesques du XIXe siècle se retrouvent aujourd’hui à la télévision. Par ailleurs, il est certain que la période du Second Empire est celle où tout se passe : Baudelaire, Flaubert, le premier Parnasse, Mallarmé, le tout premier Rimbaud de la fin de l’Empire… On peut dater ce phénomène de basculement sur une quinzaine d’années mais je n’aime pas du tout les expressions « période charnière » ou « période de transition ». Je préfère parler de « période de crise », c’est-à-dire le moment où la crise est vécue comme telle par des gens conscients de celle-ci. Mais Hugo coexiste parfaitement, en 1869, avec le Parnasse contemporain, Zola et Lautréamont.
19S. L. P. et B. T. : C’est ce que vous montrez quand vous parlez du XIXe siècle comme d’un siècle de la promiscuité des images. Toutes sortes d’images très différentes – voire contradictoires, coexistent, se chevauchent…
20P. H. : Surtout, elles deviennent visibles, si on peut dire cela de l’image. Rimbaud parle de « ruissellement » d’images [7] . Je crois que s’il fallait absolument fixer des dates pour cette invasion d’images, on pourrait évoquer la fondation du Magasin pittoresque et de L’Illustration. Il y a quand même ce fait brut que l’image devient visible, qu’elle n’est plus rare, qu’elle n’est plus chère, qu’elle n’est plus réservée aux collections de princes, qu’elle n’est plus difficile d’accès, qu’elle envahit la rue, les vitrines, l’espace public et l’espace privé par les bibelots kitsch du petit bourgeois… L’iconosphère, ce serait tout cela, cet ensemble d’images, et l’iconotope serait un système de relations mutuelles entre l’image neuve et le cliché, entre l’image industrielle et l’image rare, entre l’image nationale (l’image d’Épinal) et l’image exotique (l’estampe japonaise). Reste à savoir quel est le rôle de cette iconosphère ou de cet iconotope, au moment où un écrivain commence à créer. Et comment est-ce présent dans le texte ? Par exemple, dans le poème Paysage de Baudelaire [8] qui est construit comme un appareil photographique : le poète est dans sa chambre, il se met à sa fenêtre, regarde le paysage extérieur, puis il ferme les volets et revient dans sa chambre tirer le négatif des images rêvées par rapport aux images réelles de l’extérieur. Sauf que les images tirées dans la chambre (le mot « tiré » est dans le poème « tirer un soleil de mon cœur ») sont des images colorées alors que l’image du monde extérieur, c’est un Paris en noir et blanc. Cela représente aussi un problème : en quoi les structures des nouvelles machines à voir structurent-elles les textes littéraires ? Puis vient le troisième volet : que se passe-t-il dans la tête d’un lecteur qui lit un poème de Baudelaire, comme Paysage qui parle de la vision, de l’acte de voir ? Qu’est-ce que je vois quand je lis le mot « paysage » ? Je ne vois rien. Qu’est-ce que je vois quand je lis le premier vers : « Je veux pour composer chastement mes églogues, / Coucher auprès du ciel, comme les astrologues » ? Tout le monde décrète qu’on voit plein de choses à la lecture d’un texte littéraire ; en réalité, on ne voit rien, sauf à nous poser des électrodes sur le crâne !
21S. L. P. et B. T. : Parce que c’est une conception, une vision, même si on ne voit rien ? Quand Baudelaire parle du monde comme d’un « réservoir d’images », il plaque sur le monde une vision artificielle ?
22P. H. : On revient ici aux grandes missions de la littérature. Là, nous parlons des missions imageantes de la littérature, comme l’hypotypose qui donne à voir. Mais, depuis Aristote, donner à voir n’a jamais été la mission de la littérature. Elle doit agir sur l’auditoire : plaire, persuader, convaincre un auditoire, se justifier, conseiller une assemblée, et louer ou blâmer si on est plutôt dans le genre épidictique… La rhétorique ne traite pas de la fonction imageante de la littérature. Cela pose à nouveau la question, qu’on avait soigneusement enterrée, de la fonction de la littérature. Comment agit-elle ? Que fabrique-t-elle comme action ? Quelle est la vérité de Proust, par exemple ? Il y a peut-être une connaissance psychologique dans l’œuvre de Proust, une connaissance sociologique dans le Voyage au bout de la nuit de Céline ? C’est aussi une question : quel est le savoir de l’écrivain ? L’écrivain est un professionnel spécialiste mais spécialiste de quoi ? Si on fait de la littérature un lieu de production du savoir, comme les autres discours d’autorité (la religion, la science…), il ne s’agit plus du tout de voir, mais de savoir – mais de savoir quoi ?
23S. L. P. et B. T. : Pour vous, l’image n’est-elle pas un des personnages du « personnel du roman [9] » ?
24P. H. : Ce serait un fonctionnaire du roman, en tout cas dans l’esthétique naturaliste. Dès qu’un roman naturaliste commence, on voit qu’un personnage va à la fenêtre, s’y accoude et on a la description de la gare (première page de La Bête humaine) ou du grand magasin (première page d’Au bonheur des dames). On comprend que le personnage n’est qu’un porte-regard convoqué par l’auteur qui, n’ayant plus le droit d’intervenir dans l’esthétique de l’objectivité, délègue la vision à un personnage. C’est un peu un truc. Mais à un stade plus noble, on peut se demander si tel ou tel personnage est porteur d’une « vision du monde ». Posons-nous la question : qu’est-ce que je vois quand je lis un texte ? Cinq ou six réponses sont possibles : Est-ce que je vois les objets ? Quand Baudelaire écrit : « je vais à ma fenêtre », est-ce que je vois une fenêtre ? Est-ce que je vois le langage ? le style ? Autrement dit pas un paysage, mais un paysage de Baudelaire – ce qui est différent. Est-ce que je vois le texte comme texte ?
25S. L. P. et B. T. : Est-ce que justement un paysage de Baudelaire peut être une image ? Dans quelles conditions ?
26P. H. : Cela peut être le cas pour un livre illustré, puisque l’illustrateur va réduire le poème à une image. L’image est, à ce moment-là, une sorte de maquette à voir d’un texte à lire. Une synthèse sûrement très appauvrissante ; c’est pourquoi Flaubert interdisait toutes les illustrations de ses œuvres. Cette question de l’image renvoie à nouveau à la question du voir, qui complique encore les choses. Au fond, peut-être peut-on lire un texte sans rien voir. Si je lis Rimbaud – « le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques [10] » –, qu’est-ce que je vois ? Rien, je comprends bien tous les mots : « pavillon », « viande saignante », « mer »… Tous les mots sont compréhensibles mais on ne voit rien ; on n’a aucune image synthétique. Cela complique encore la question : est-ce qu’il y a des visions locales et des visions globales ? Dans le poème Paysage, « fleuve de charbon » est une métaphore qui désigne la fumée. J’ai une vision locale mais dès que je referme le livre, quelle vision globale ai-je dans la tête après avoir lu Paysage de Baudelaire ?
27S. L. P. et B. T. : Au fil de vos travaux, vous avez dégagé une figure double : celle de l’écrivain comme amateur d’images, que redouble celle du lecteur comme spectateur, mais spectateur de quoi ? Spectateur des images ou spectateur des images revues, transformées par les écrivains ?
28P. H. : On est dans un feuilleté, dans une superposition d’images. Parce que déjà dans la métaphore de Baudelaire – « les clochers, ces mâts de la cité [11] » –, il est certain que si le poète décrit les clochers de Paris et s’il les assimile à des « mâts de la cité », ceux-là ne sont pas dans le même plan fictionnel que les clochers. L’image met en épaisseur un texte qui est normalement linéaire, et donne une volumétrie qui se dégage à l’acte de lecture. Mais le problème est que c’est sans doute infini : dans « les clochers, ces mâts de la cité », je peux déduire que Baudelaire a en tête une image interstitielle qui a fait le court-circuit entre les deux plans : les clochers au premier plan, les mâts au second plan, et entre les deux se trouverait l’emblème de Paris, qui est sur tous les murs de la ville : un bateau avec un mât et une voile. Est-ce que l’image industrielle de l’emblème de Paris n’a pas court-circuité l’image à lire ?
29S. L. P. et B. T. : Ce serait cela la « sidération » de la littérature par l’image, dont vous parlez ?
30P. H. : Oui, ou une forme d’imprégnation, pour reprendre un des termes de l’époque, puisque pour Zola, par exemple, la femme est un appareil photographique à tirer des épreuves – les enfants, qui ressemblent aux parents.
31S. L. P. et B. T. : À propos de cette imprégnation de la littérature par l’image, pensez-vous qu’il y ait des genres, des formats littéraires qui s’y prêtent plus que d’autres ?
32P. H. : C’est une hypothèse que j’avais au début de mes recherches : il y a des cahiers des charges spécifiques selon le genre. À force de lire des textes, on constate que c’est la même chose dans un roman de trois cents pages, un poème lyrique ou un sonnet de quatorze vers. Il y a le même type d’imprégnation, la même iconosphère. Alors on peut dire que le roman réaliste ou naturaliste, le roman de mœurs qui est un roman urbain, sociétal, sur les mœurs du temps, va accorder peut-être plus de place aux images parce que dans les rues, dans les villes, dans la vie en société, beaucoup de ces images anciennes et nouvelles sont présentes. Mais le poème lyrique qui a l’air de parler de sentiments, de spleen, est tout autant obsédé et imprégné d’images. Chaque poème de Baudelaire est un « magasin d’images ». Tout texte du XIXe siècle est imprégné de références à l’image. Dans mon livre, j’énumère tous les objets figuratifs analogiques cités par Flaubert dans Un cœur simple [12] . Dans cette prose courte, d’une vingtaine de pages, on assiste à une extraordinaire imprégnation du texte par les images référencées comme telles. Et puis il faut évoquer la présence de l’image imprégnant le texte structurellement : dans Paysage, Baudelaire qui déteste la photographie ne cite pas l’« appareil photographique ». Mais c’est une deuxième forme d’imprégnation que la présence de la structure de l’appareil photographique, avec une chambre, un obturateur, un objectif et un tirage. Enfin, les images se développent dans la tête des lecteurs. L’image est partout, ce qui n’est pas très confortable. Peut-être faudrait-il aller vers des pratiques limites, où il y a bien de la lecture, du sémiotique, un acte de lecture et radicalement pas d’image (comme un musicien lisant une partition de musique). L’autre voie serait celle de la génétique des textes qui consiste à regarder dans un dossier préparatoire de Zola, Proust ou Flaubert, où, quand et comment intervient de l’iconique, de l’analogique, un musée d’images quelconques ou une iconosphère qui commencerait à agir pour orienter la création. Il ne s’agit pas de considérer l’image comme quelque chose qui interviendrait à la fin de la création – un ornement décoratif, un accessoire descriptif ultime – mais de se demander si cette image ne serait pas à l’origine de l’écriture ? « L’image pense pour moi », disait Paul Éluard.
33S. L. P. et B. T. : C’est l’idée du monde du XIXe siècle comme une fabrique ?
34P. H. : Mais aussi de l’image comme incitative, générative, et non pas comme objet cité a posteriori pour illustrer, amuser ou faire vrai.
35S. L. P. et B. T. : Dans cette approche génétique ne retrouve-t-on pas une idée que vous avancez dans Imageries, celle de l’écrivain envisagé comme une « plaque sensible » ?
36P. H. : Oui, c’est même une manière d’éviter la psychologisation classique et le concept d’inspiration. La fonction de fabrication d’images rhétoriques est fortement médiatisée. C’est cette notion de médiation qui finit par m’intéresser. Est-ce que la médiation est dans ce stade génératif ? Ou est-ce qu’elle n’est pas dans la rétine ou dans le cerveau ? L’image est une médiation perpétuelle.
37S. L. P. et B. T. : Cela implique que l’image soit active et qu’elle soit douée de ressources intrinsèques ? On le comprend en vous suivant, notamment dans votre enquête sur la polysémie et l’incertitude qui président à l’apparition d’un album, sous le bras de Frédéric, au début de la deuxième version de L’Éducation sentimentale ?
38P. H. : Des critiques, spécialistes de Flaubert, ont essayé de savoir ce qu’était cet album, mais peu importe. Il est le symptôme d’une entrée dans l’ère du feuilletage, de la vitesse, de la lecture dans tous les sens. À la limite, il peut être un album sans images, un album de formes brèves : les Petits poèmes en prose à lire dans tous les sens suit le modèle de l’album romantique, des premiers livres où s’opèrent des juxtapositions d’images. L’album est, d’abord, un recueil, et cela change beaucoup de choses (dans l’acte de lecture, dans l’édition, dans la production).
39S. L. P. et B. T. : En écho au défilement, au feuilletage, le cinéma peut aussi bien être vu comme un prolongement technique de la photographie que comme un retour en arrière.
40P. H. : Oui, le cinéma revient en arrière. Dans une salle de cinéma, je ne peux pas dire : « Stop ! je n’ai pas très bien compris ». En un sens, le cinéma est « réactionnaire » par rapport à ces nouveaux livres qui commencent à fleurir au XIXe siècle. Je crois que chaque nouvel art est obligatoirement réactionnaire. Tourner une adaptation filmée de Germinal [13] , comme Antoine avec des acteurs de la Comédie-Française, n’est pas très novateur. Il y a peut-être aussi dans chaque nouveauté technique un aspect un peu régressif. Peut-être vit-on aujourd’hui, avec la dématérialisation des textes proposée par l’informatique, l’aboutissement de cette ère inaugurée par l’album. Les gens du XIXe siècle ont été, je crois, parfaitement conscients qu’ils changeaient de monde : parce qu’on entrait dans l’ère de la presse, de l’image industrielle, de l’inflation des images, de la publicité, de certaines formes de dématérialisation… Dans le dossier préparatoire de L’Argent, un de ses derniers romans, Zola dit qu’il veut faire tout le contraire de Balzac avec ses usuriers qui entassent des pièces d’or, des billets, donc des images. Et dans L’Argent, tout est dématérialisé, il n’y a plus que les « jeux d’écriture » des financiers – ce qui renvoie peut-être à la figure de l’écrivain. Je crois que ce milieu du XIXe siècle, entre Le Magasin pittoresque et l’apparition du cinéma, est très intéressant parce qu’on trouve des traces réelles de ce sentiment de basculement, que certains vivent comme crise, d’autres comme décadence, d’autres encore comme régénérescence ou ressourcement de la littérature.
41S. L. P. et B. T. : Est-ce que des images vous ont vous-même marqué et ont modifié votre approche de vos matériaux littéraires ?
42P. H. : Pas fondamentalement, parce que, dès le départ, je crois qu’un littéraire se pose la question de l’image avec la problématique de la mimesis par exemple. C’est déjà inscrit dans le programme de tout littéraire qui se respecte. Reste que ce que j’ai peut-être approfondi, ce sont ces degrés et ces modes d’imprégnation dans un texte, les citations explicites mais surtout toutes ces formes de citation implicite (le blason de la ville de Paris dans le poème de Baudelaire), toutes ces images absentes qui sont présentes sans être verbalisées. Et puis il y a, au niveau global, ces structures de l’appareil photographique (Michel Serres a montré aussi que toute l’œuvre de Zola était informée par la structure de la machine à vapeur [14] ). Ces choses, je les ai peut-être découvertes un peu tardivement. Maintenant, j’aime bien essayer d’aller voir, en lisant un texte littéraire, quels sont ces degrés de présence du plus explicite (le texte cite une image) au plus implicite, c’est-à-dire à l’imprégnation structurelle plutôt qu’à la référence explicite. Et puis la deuxième voie, c’est au stade génétique, de voir où intervient la référence à l’image, qui peut être une référence à un musée imaginaire de Zola préparant La Bête humaine ou tout autant un plan manuscrit (un dessin) que Zola a exécuté et conservé dans son dossier préparatoire de La Bête humaine : il commence par tracer une ligne, à chaque extrémité de laquelle il place Le Havre et Paris, et le « milieu » de cette ligne où tout se passera ; en préparant L’Assommoir, il fait une croix et il situe l’action au carrefour. Il y a donc aussi les dessins et les images que l’écrivain fait, qui sont les plans qu’il trace comme le ferait un architecte. Zola fait le plan du quartier, puis le plan de l’appartement, et quelquefois même le plan de la table. C’est bien de l’image que cela : on dispose maintenant de ces dossiers préparatoires, avec tous ces plans de la main de Zola, qui sont en cours de publication et de transcription [15] .
43S. L. P. et B. T. : Est-ce que l’image vous importe, vous imprègne ? Quelle est votre image en surimpression ?
44P. H. : Je ne le sais pas, il faudrait peut-être faire une psychanalyse, pour remonter aux premières images ! Quelles sont nos premières images ? J’ai un souvenir, j’avais dix ou douze ans, au musée de Quimper, où j’ai vu un tableau d’Émile Bernard, compagnon de Gauguin à Pont-Aven. C’est possible, maintenant que vous me le demandez, que cela ait un rapport, car c’est un pur exemple de cloisonnisme avec un cerne, et dans le cerne une peinture en aplat, sans perspective. Une image plate, la carte à jouer que l’on reprochait déjà à Manet, mais qui dans le tableau de Bernard est systématisée : le tableau comme un vitrail. Il y a là une structure qui m’avait frappé, qui m’avait plu, parce que c’était l’antithèse de l’impressionnisme et du volumétrique. Il faudrait voir quelle est la structure imageante qui aurait pu induire ma façon de travailler, je ne sais pas… Dans La Légende de Saint Julien L’hospitalier, Flaubert n’écrit-il pas selon une « technique-vitrail », par fragments juxtaposés ?
45Propos recueillis à Paris, le 5 mars 2008.
Notes
- [1]Philippe Hamon, Imageries, littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, 2007, p. 435.
- [2]Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1940, 248 p.
- [3]Eugène Pelletan, La Nouvelle Babylone, Paris, Pagnerre, 1862, 388 p.
- [4]Parole prononcée par Claude Frollo, l’archidiacre de Notre-Dame de Paris.
- [5]L’expression est de Jules Laforgue, qui l’emploie à propos de Baudelaire (voir Philippe Hamon, Imageries…, op. cit., p. 300).
- [6]In Le beau navire, « Spleen et idéal », Les Fleurs du Mal.
- [7]Dans sa lettre du 17 avril 1871 à Paul Demeny.
- [8]Paysage appartient à la section des « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal.
- [9]Philipe Hamon, Le Personnel du roman : le système des personnages dans Les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 1983, 325 p.
- [10]In « Barbare », Illuminations.
- [11]In Paysage, « Tableaux parisiens », Les Fleurs du Mal.
- [12]Philippe Hamon, Imageries…, op. cit., p. 11.
- [13]Germinal, film d’Albert Capellani et André Antoine, 1913.
- [14]Michel Serres, Feux et signaux de brume, Zola, Paris, Grasset, 1975, 379 p.
- [15]Par Colette Becker, La Fabrique des Rougon-Macquart (Paris, Honoré Champion, 2003-2006, 3 vol. parus).
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